2.
Je suis à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes.
Je suis ici à cause de ce que j’ai fait à Jessica. Je saigne encore du nez mais ça fait pas mal, mais j’ai la figure noire et bleue sur la joue. Ça fait mal. J’ai honte.
Quand je suis arrivé ici, la première personne que j’ai rencontrée c’était Mme Cochrane. Elle est venue me voir au comptoir où j’étais avec mon papa et ma maman. Tout le monde s’est serré la main sauf moi. Moi elles étaient dans mes poches mes mains. Et elles étaient fermées, c’étaient des poings. Mme Cochrane m’a emmené. Elle est moche. Elle est à dégobiller de la regarder et elle porte un pantalon malgré qu’elle est vieille. Elle me parle tout doucement comme si je dormais. Mais je dors pas.
Elle m’a emmené dans mon aile. Y a six lits. Pas de rideau, pas de tapis. Pas de commode. Pas de télévision. Les fenêtres ont des barreaux comme en prison. Je suis en prison à cause de ce que j’ai fait à Jessica.
Et puis je suis allé voir le Dr Nevele.
Son bureau est par là : traverser le vestibule, passer les grandes portes, et puis par ici, et alors c’est là. Il a des poils dans son nez, un vrai paillasson. Il m’a dit de m’asseoir. Je m’ai assis. Je regardais par la fenêtre qui a pas de barreaux et le Dr Nevele m’a demandé ce que je regardais. J’ai dit des oiseaux. Mais je regardais si y avait mon papa pour m’emmener chez nous.
Il y avait une photo sur le bureau du Dr Nevele, des enfants, et il y avait une photo de Jésus-Christ qui doit être une fausse pasque y avait pas d’appareils photo à l’époque. Il était sur la croix et on lui avait accroché un écriteau. Y avait d’écrit ONRI. Mais je vois pas ce que ça a de drôle.
Le Dr Nevele s’est assis derrière son bureau. Il a dit :
— Et si le petit Gil me parlait un peu de lui, s’il me disait, par exemple, ce qu’il préfère faire par-dessus tout, hein ?
J’ai bien croisé mes mains sur mes genoux. Comme un petit garçon bien élevé. Je n’ai rien dit.
— Eh bien, Gil. Qu’est-ce que tu préfères faire, pardessus tout, disons quand tu es avec tes petits camarades, hein ?
Moi j’étais assis, là, sans dire un seul mot de réponse. Il me regardait comme ça avec ses yeux et moi je regardais par la fenêtre si des fois je verrais pas mon papa seulement je le voyais pas. Le Dr Nevele m’a encore demandé et puis encore et encore et puis il s’est arrêté de me demander. Il attendait que je parle. Il attendait, il attendait. Mais moi je voulais pas parler. Il s’est levé, il a fait le tour de la pièce, et puis il s’est mis à regarder par la fenêtre aussi, alors j’ai arrêté de regarder, moi.
J’ai dit :
— Il fait nuit.
Le Dr Nevele m’a regardé.
— Mais non, Gilbert. Il fait grand jour. C’est le milieu de l’après-midi.
— Il fait nuit, j’ai dit. « Quand Blacky vient. »
Le Dr Nevele m’a regardé.
— C’est la nuit qui s’appelle Blacky ?
(Dehors, une voiture s’est garée et une autre est partie. Mon frangin, Jeffrey, mon grand frère, y connaît toutes les bagnoles, tu peux y aller, toutes. Une voiture qui passe, il peut te dire la marque tout de suite. Mais quand on est à l’arrière de la nôtre, on arrête pas de se faire gronder pasqu’on gigote.)
— La nuit, Blacky vient chez moi, j’ai dit ça, mais je l’ai pas dit au Dr Nevele. Je l’ai dit à Jessica. Après qu’on m’a bordé sous les couvertures. Il vient se mettre sous ma fenêtre, à attendre. Il sait quand c’est l’heure. Il reste coi. Il dit pas un bruit. Pas un bruit de cheval comme font les autres. Mais moi je sais qu’il est là, pasque moi je peux l’entendre. Il fait le bruit du vent. Mais c’est pas du vent. Il a l’odeur des oranges. Alors je noue mes draps ensemble et je me laisse descendre par la fenêtre. C’est haut – cinquante mètres ! J’habite dans une tour. La seule du quartier.
« Quand je galope sur son dos, ses sabots font le bruit des cartes à jouer qu’on met dans les rayons d’une roue de vélo et les gens croient que c’est ça, justement. Mais non. C’est moi. Et je galope sur le dos à Blacky, jusqu’à la fin des maisons, la fin des gens. Y a plus personne. Y a plus d’école. Y a la prison où on met des gens qui n’ont rien fait de mal. Et on s’arrête contre le mur. Tout reste coi. Je me mets debout sur le dos à Blacky ; il est très glissant mais jamais je glisse. Et je grimpe par-dessus le mur.
« Dedans y a des soldats, y z’ont des ceintures blanches croisées en travers, comme les patrouilleurs de sûreté sauf qu’ils ont des barbes. Ils suent. Ils dorment. Y en a un qui ronfle, le gros qui est méchant avec les enfants.
« Je me faufile jusqu’à la partie prison, là où les fenêtres ont des barreaux et je dis doucement aux gens qui sont dedans : « Vous êtes innocents ? « Ils disent que oui. Alors je défais les barreaux du doigt avec lequel faut pas montrer et je les fais sortir.
« Je suis juste en train de repasser le mur pour m’en aller quand le gros qui est méchant avec les enfants se réveille et me voit, seulement c’est déjà trop tard. Je lui fais un signe et je saute. C’est haut – cinquante mètres ! Tout le monde croit que je suis mort. Mais non. J’ai ma cape et je la tiens comme ça et le vent s’amène et gonfle ma cape et c’est comme si je volais. J’atterris sur Blacky et on s’en va et puis on mange des sablés et du lait. Moi je trempe.
Le Dr Nevele me regardait avec des gros yeux,
— C’est très intéressant qu’il m’a dit.
— Je te parlais pas à toi.
— À qui donc parlais-tu ?
— Tu sais bien.
— Qui ?
(Dehors un petit garçon comme moi jouait à la balle, il la faisait rebondir dans le parking en riant. Son papa est venu le chercher et l’a emmené de la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes – dans leur maison, où il jouait avec des petits trains qui roulent pour de vrai.)
— Gil, soyons copains, veux-tu ? Deux copains qui se racontent des choses. Je crois que je peux t’aider à trouver ce qui te tracasse, et ensuite t’aider à arranger ça. Tu es un petit garçon malade. Le plus vite tu me laisseras te venir en aide, le plus vite tu iras mieux et le plus vite nous pourrons te renvoyer chez toi. Tu veux bien ?
J’ai recroisé les mains sur mes genoux. C’est l’attitude correcte pour s’asseoir. Comme un bon citoyen. Pas un mot, pas de chouinegomme. Le Dr Nevele est resté debout devant moi ; il attendait mais moi j’ai rien dit. J’écoutais des bruits dans le grand vestibule de la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes, des bruits d’enfants qui pleuraient.
— Il faut que je me sauve, je lui ai dit.
— Pourquoi ?
— Mon papa est là.
— Gil, tes parents sont partis.
— Non, là, c’est pas pareil, ils sont revenus pour me dire quelque chose, ils sont revenus me chercher, docteur Nevele.
— Assieds-toi, s’il te plaît.
J’étais déjà debout près de la porte. J’ai posé ma main sur la poignée.
— Gil, veux-tu t’asseoir, s’il te plaît.
Je l’ai bien regardé et j’ai ouvert la porte un tout petit peu et il est venu. J’ai couru de l’autre côté de son bureau. Il a fermé la porte et il est resté devant.
— Gil, c’était à Jessica que tu parlais ?
Je n’ai rien dit du tout.
— Jessica n’est pas ici, qu’il a dit.
Alors là, j’ai pris la photo de Jésus-Christ et je l’ai jetée par terre. J’ai posé la corbeille à papier pardessus et je l’ai écrasée et puis j’ai donné un coup de pied dedans et j’ai couru me mettre dans le coin près de la fenêtre.
— Elle est à l’hôpital. Sa mère est très inquiète. Très. Peut-être voudrais-tu me raconter ta version de l’affaire ?
Ma gorge s’est mise à me faire mal. C’était tuant. Je lui ai crié « merde sale con » et ça m’a fait encore plus mal, alors j’ai crié, de plus en plus. Je criais, je criais.
Le Dr Nevele est retourné derrière son bureau. Il a rien dit du tout et il s’est assis et s’est mis à lire un morceau de papier comme si y avait personne. Seulement y avait quelqu’un. Y avait un petit garçon debout dans un coin. C’était moi.
— Il faut que je téléphone à mon papa, j’ai dit, je viens de me rappeler que j’avais quelque chose à lui dire.
Le Dr Nevele a secoué la tête sans me regarder.
Je suis allé m’appuyer contre son rayonnage à livres. Les étagères ont plié. En regardant le Dr Nevele, j’ai dit :
— Je te parlais pas à toi (mais il a pas levé les yeux), je parlais à Jessica.
— Jessica n’est pas ici.
Les livres se sont écrasés par terre et répandus à travers toute la pièce pasque j’avais poussé le rayonnage. Le bruit m’a fait peur. J’ai couru jusqu’à la porte et je l’ai ouverte. Le Dr Nevele s’est levé. Je l’ai refermée.
Maintenant il va m’apprendre, j’ai pensé. Il va me donner une leçon dont je me souviendrai. Il va me faire voir qui commande ici. Il va le faire pour mon bien et un jour je le remercierai. Et ça va lui faire plus mal qu’à moi.
Mais non, il m’a seulement regardé. Et puis il a dit très, très doucement :
— Tu veux la ceinture de contention ?
Je le regardais. Il me regardait. On s’est regardé.
— Oui.
Je ne savais pas ce que c’était. Je l’ai regardé. Il a ouvert un tiroir de son bureau et il a pris une ceinture. Il m’a assis dans le fauteuil, il a mis la ceinture autour de moi et les boucles dans ma main. J’ai déjà vu ça, comme dans les avions, pas de trous. J’ai tiré sur la ceinture. Elle était serrée déjà, elle s’est serrée encore plus. Le Dr Nevele regardait. Elle était autour de mon ventre. Et je l’ai serrée, et puis je l’ai tirée vers le bas, sur mon zizi, et je l’ai encore serrée, serrée, serrée sur mon zizi tellement serrée que ça s’est mis à me faire si mal que je m’ai mis à pleurer, et j’ai encore serré. Sur mon zizi.
— Ça suffit, a dit le Dr Nevele.
Il s’est amené il a enlevé la ceinture et il l’a rangée quelque part. Il a pris le téléphone et il a fait des numéros mais pas assez. Il a dit :
— Dites à Mme Cochrane de descendre à mon bureau.
Et puis il est revenu se mettre accroupi devant moi et il m’a regardé sous le nez.
— Dis-moi une chose, une seule, sur cette petite fille, Gil, et tu pourras retourner dans ton aile. Quand l’as-tu vue pour la première fois ?
Je l’ai regardé pendant longtemps. Et puis j’ai dit quelque chose :
— Devant chez nous il y a une pelouse et j’ai pas le droit de marcher dessus pasque pourquoi vous croyez que papa paye un jardinier ? Mais des fois, je la regarde depuis l’allée. Alors les nuages viennent, moi je reste sur l’allée et j’attends. Alors le vent se met à souffler comme quand il va pleuvoir. Mais il pleut pas. Le vent souffle. Il souffle tellement tellement que bientôt j’arrive plus à tenir debout.
« Alors je m’y mets. Je fais dix pas à reculons et je descends l’allée en courant et je saute. Et puis je remonte l’allée en courant et je saute. Et puis je redescends l’allée en courant et je saute et alors le vent me vient par en dessous et il me soulève au-dessus de la pelouse et il m’emporte tout le long du pâté de maisons, par-dessus toutes les pelouses où j’ai pas le droit de marcher. Je vole jusqu’à la maison de Shrubs, au coin. Le vent est toujours chaud. En hiver il est froid mais là j’ai le droit de marcher sur la pelouse pasqu’y a la neige.
Le Dr Nevele était appuyé contre la porte. Il a fait la grimace.
— Gilbert, plus vite tu décideras de m’aider, plus vite tu rentreras chez toi. Voilà tout. Autrement, tu risques de rester ici très longtemps.
— La ferme, je lui ai dit.
— Plaît-il ?
— Je te parlais pas à toi.
— À qui…
— Jessica.
— Je t’ai dit que Jessica n’était…
Je lui ai lancé la chaise à la figure. En la repoussant avec son bras, ça lui a déchiré sa manche et il s’est jeté sur moi en courant et il m’a attrapé et il m’a serré mais alors là vraiment fort seulement j’ai crié :
— Tu me chatouilles-yeu, tu me chatouilles- yeu !
La porte s’est ouverte. C’était Mme Cochrane. Elle était calme.
— Menez M. Rembrandt en Salle de Repos, a dit le Dr Nevele. Il y restera tant qu’il n’aura pas repris le contrôle de lui-même. Vous voulez de l’aide ?
Mme Cochrane est sortie et elle est revenue avec un bonhomme en chemise bleue, c’était un employé de la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes. Alors le Dr Nevele m’a lâché. Je m’ai frotté le nez sur ma manche et Mme Cochrane m’a pris la main.
Je lui ai dit :
— Vous savez, madame Cochrane, je peux marcher tout seul.
Elle a ri un peu couci-couça et elle m’a dit :
— Bon, ben donne-moi la main en tout cas, va…
Alors j’ai dit O.K.
Et maintenant je suis en Salle de Repos. Y a pas de meubles ici rien qu’une chaise. C’est tout carré là-dedans. Quatre côtés de la même taille. C’est de la géométrie. Je l’ai appris à l’école. (À l’exposition Sciences et Techniques j’ai vu une pièce avec un mur seulement, rien qu’un. C’était un cercle.)
Je déduis qu’il pleut dehors. Il pleut des cornes comme vache qui pisse comme y dit Jeffrey. (C’est mon grand frère, tu peux y aller, il peut te dire la marque de toutes les bagnoles. Mais alors toutes, hein.) Je vois bien qu’il pleut pasqu’il y a de l’eau qui coule sur mes mots là où j’écris sur le mur. Les Salles de Repos c’est des sales salles. Celui qui les a faites, je déduis qu’il était bête.
Il pleut. P-L-E-U-T. Il pleut.
En venant ici j’ai trouvé un crayon dans le vestibule. Mme Cochrane m’a pas vu le ramasser. Et après qu’elle m’a laissé là, j’ai fait quelque chose. Je suis grimpé sur la chaise contre le mur. Et j’ai écrit quelque chose avec mon crayon.
Quand j’avais cinq ans je m’ai tué.
J’ai écrit ça sur le mur de la Salle de Repos. C’est là que je suis, en train d’écrire.